Un pudding au goût amer
Un pudding au goût amer
Philip Denniel, gouverneur de la Banque d’Angleterre, invité à la table de
sa belle-mère en cette veille de Noël 2021, mastiquait avec application le
dessert de tradition.
— Ce pudding n’a pas le goût habituel, finit-il par commenter.
— C’est en raison du brandy, répondit sa belle-mère. Le brandy français,
que j’employais depuis toujours, est devenu trop cher. J’utilise maintenant
un alcool anglais à base de pommes.
Denniel regarda sa belle-mère sans mot dire. Si même le Christmas
pudding était affecté par le Brexit, où allait le pays ?
Jane Farrow vivait pourtant dans une maison confortable d’un quartier
cossu de Londres. Cette dame âgée de soixante-seize ans, très chic, avait
certes toujours été économe, surtout depuis le décès de son mari. Mais une
telle austérité était chez elle sans précédent.
La vieille dame s’excusa pour descendre quelques instants au rez-de-
chaussée. Denniel termina, sans enthousiasme, son gâteau, seul dans la
grande salle à manger au papier peint fleuri. Son épouse et ses deux filles,
pressées de finir quelques ultimes emplettes, s’étaient sauvées avant le
dessert. Big Ben, ou plutôt sa réplique en miniature sur la cheminée, sonna
deux heures de l’après-midi. Le gouverneur, plongé dans ses pensées,
l’entendit à peine. Ainsi, on en était là… Les belles-mères de gouverneur de
la Banque d’Angleterre, et probablement toutes les belles-mères, faute de
moyens, n’achetaient plus d’ingrédients étrangers pour leur pudding…
— Reprendrez-vous du dessert ?
Denniel sortit de sa courte rêverie. Il remercia son hôtesse qui était
revenue, se leva de table, et passa au salon du premier étage, contigu à la
salle à manger. Il aimait réfléchir dans cette pièce aux belles boiseries et aux
rideaux de velours rouge, éclairée par de nombreuses baies vitrées à
l’anglaise, admirablement décorée par une collection de céramiques
chinoises et d’objets en argent. Plusieurs reproductions de Reynolds,
Gainsborough et Turner ornaient les murs. Le gouverneur avait un lieu
préféré, un fauteuil en cuir, près de la cheminée, où il passait de longues
heures à fumer la pipe. Mais il était aujourd’hui trop préoccupé pour
s’asseoir tranquillement. V oulant profiter du soleil qui venait d’apparaître, il
se dirigea vers la fenêtre principale, l’ouvrit, immédiatement enveloppé par
l’air de cette rue tranquille de Londres, un air de décembre, frais, vivifiant,
purifié par les averses tombées dans la matinée.

Que faire pour sortir son
pays du marasme ? Denniel se posait la même question depuis deux ans,
sans trouver de solution. Chômage, faillites d’entreprises, dévaluation,
inflation… Le pays était en récession depuis 2019. Les difficultés
s’accumulaient. Le gouverneur redoutait maintenant un scénario noir, une
plongée dans une crise plus profonde encore, qui secouerait les fondements
mêmes du pays.
Regardant la rue en contrebas, il vit un taxi passer trop vite, éclaboussant
un passant. Le chauffeur s’arrêta immédiatement, descendit, et on l’entendit
présenter ses excuses, proposant d’emmener le passant gratuitement à sa
destination. Ce dernier se montra courtois et accepta. « Tout n’est pas perdu,
pensa Denniel, il nous reste un peuple à l’éducation admirable, capable
d’endurer les difficultés avec flegme et résistance. » Il décida de sortir
marcher, l’annonça à sa belle-mère en passant par la cuisine et descendit au
rez-de-chaussée. Ayant mis son manteau et une casquette, il ouvrit la porte
donnant sur la rue. C’est alors qu’il fut heurté au visage par quelque de
chose de compact et collant. Un Christmas pudding.
— Mange donc de ce pudding ! V ous êtes tous responsables de cette
situation désastreuse ! lui cria l’homme qui l’avait jeté.
Denniel voulut répondre, mais vit que l’auteur du projectile avait déjà
disparu. Rentrant dans la maison pour se débarbouiller, il songea que le
pays, finalement, ne gardait peut-être pas tout son flegme…
L’incident ne l’empêcha pas de faire ensuite une promenade tranquille. À
son retour, une heure plus tard, il constata que ses filles et son épouse
n’étaient pas rentrées, et ne vit pas sa belle-mère non plus, probablement
sortie également. Il revint au salon, remit une bûche dans la cheminée,
alluma une pipe, s’installa dans le fauteuil de cuir et alluma la télévision. Il
choisit de revoir le dernier débat parlementaire de l’année, qui s’était
déroulé deux jours plus tôt, qu’il n’avait pas pu alors regarder et qui avait
été depuis longuement commenté dans la presse.
Chapitre 1 de « Brexit XXL » par Vincent Pluchet

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